Cinéma: Un documentaire revient sur la mystérieuse disparition d’un activiste suisse en 1995. Rencontre avec son réalisateur, le Tessinois Olmo Cerri.
31 octobre 2024 – Sergio Ferrari – Le Courrier
Il y a près de trente ans, on perdait la trace du militant internationaliste Bruno Bréguet entre l’Italie et la Grèce. Olmo Cerri revient sur son parcours pour tenter de comprendre ce qui lui est arrivé. Dans La Disparition de Bruno Bréguet, projeté dès vendredi sur les écrans romands dans le cadre du festival de documentaires Let’s Doc! (lire ci-dessous), le cinéaste tessinois mène l’enquête en chroniqueur attentif, plein d’interrogations sur une société contemporaine en crise et les défis militants pour la transformer.
Né à Minusio en 1950, Bruno Bréguet rejoint la résistance palestinienne à l’âge de 20 ans. Il est arrêté dès sa première mission qui consistait à faire passer des explosifs en Israël. Ses sept années d’emprisonnement – qu’il appellera plus tard l’«école de la haine» (titre de son autobiographie) – le radicalisent encore davantage. Libéré en 1977, il rallie le groupe terroriste d’Ilich Ramírez Sánchez, alias Carlos. Après un nouveau séjour en prison, cette fois à Paris, le Tessinois s’installe en 1985 sur une île grecque avec sa compagne et sa fille – une étrange parenthèse où semble se diluer son militantisme, un temps ambigu. En 1995, il décide de rentrer en Suisse avec sa famille. Le 10 novembre, à son arrivée au port d’Ancona, les services de l’immigration lui interdisent l’entrée sur le territoire italien. Alors âgé de 45 ans, Bruno Bréguet est renvoyé sur un ferry vers le port grec d’Igoumenitsa, mais n’arrivera jamais à destination.
De l’impuissance à la mobilisation
Ce documentaire fait dialoguer les images de la vie de Bruno Bréguet et les questions sous-jacentes que le cinéaste pose avec insistance en voix off. Un intense va-et-vient de préoccupations communes et d’expériences différentes entre les représentants de deux générations distinctes. «Je vis dans un monde plein d’injustices que je n’aime pas. Ce qui m’entoure semble échapper à mon contrôle et j’ai l’impression de manquer d’outils efficaces pour agir», nous confie Olmo Cerri. S’il reconnaît l’importance de la politique (votations, initiatives), des manifestations et du bénévolat, de la culture et du cinéma, reste «le sentiment qu’aucun de ces moyens ne parvient vraiment à faire bouger le système actuel». Un sentiment d’impuissance qui semble s’être installé non seulement chez lui, mais aussi dans sa génération, «comme si nous avions été colonisés par l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à ce que nous vivons aujourd’hui».
Cela dit, tout n’est pas sombre à l’horizon pour Olmo Cerri, qui a une longue expérience de la vie associative et des luttes de la jeunesse au Tessin. Il intègre son militantisme syndical au journalisme critique et à la réalisation de films – notamment comme cofondateur de l’association REC de Lugano, qui réunit de jeunes cinéastes solidaires. «Je ne veux pas transmettre un message trop pessimiste. Il y a des niches de résistance, des expériences alternatives qui méritent d’être protégées et soutenues.» Le réalisateur reconnaît qu’il est réconfortant de voir, en Suisse comme ailleurs, des personnes de tous âges – et en particulier des jeunes – qui continuent à se poser ces questions fondamentales.
«Les nouvelles générations trouvent des réponses différentes, souvent collectives, pour contribuer au changement social.» Le Tessinois mentionne les milliers de militant·es pour le climat ou les gens qui se mobilisent régulièrement et partout dans le monde pour la cause palestinienne. «Il y a aussi celles et ceux qui luttent pour l’accueil des migrant·es, qui créent de nouvelles formes de communauté dans des espaces autogérés, ou qui s’engagent dans des projets d’agriculture alternative et de solidarité avec le Sud.» Il rappelle par ailleurs que «les luttes radicales des ancien·nes militant·es ont abouti à des conquêtes sociales et à des droits concrets, et ont donné un sens à leur vie. Cela me donne de l’espoir pour moi-même et pour les nouvelles générations.»
Fin ouverte
Qu’est-il arrivé à Bruno Bréguet? Le film le suggère, sans rien affirmer. La prudence amène Olmo Cerri à déclarer qu’il s’agit d’une affaire irrésolue qui sera peut-être éclaircie dans de nombreuses années. «Tout porte à croire qu’il y a des gens de pouvoir qui ont plus d’informations que ce que nous savons aujourd’hui», avance-t-il. Dans un livre publié en 2023, l’historien suisse Adrien Hänni affirme avoir des preuves de la collaboration du militant avec la CIA à partir de 1991. La Confédération n’a pas fait grand-chose pour établir la vérité sur le sort de son citoyen. Son histoire est devenue gênante, notamment pour les services de renseignement et de sécurité de certains Etats. Bruno Bréguet reste une énigme, un chapitre inachevé, et un disparu politique parmi tant d’autres.
Let’s Doc! célèbre le documentaire
Fondée en 2016 pour promouvoir le cinéma documentaire, l’association Ciné-Doc organise pour la deuxième fois le festival national Let’s Doc! Du 1er au 30 novembre, quelque 90 films seront projetés dans plus de 130 lieux à travers toute la Suisse. Cinquante cinémas, 13 bibliothèques, 19 centres socioculturels, 13 ciné-clubs, ainsi que des musées et des églises y participent. La majorité des séances sont suivies d’échanges avec le public. En parallèle, un programme de médiation culturelle se déploie dans six prisons et une dizaine d’écoles. Le festival s’est ouvert jeudi à Genève avec la projection de No Other Land. Réalisé par un collectif de cinéastes israélo-palestiniens, ce film a reçu le prix du meilleur documentaire à la Berlinale et celui du public à Visions du Réel (nous y reviendrons). ATS
Du 1er au 30 novembre, letsdoc.ch